vendredi, novembre 22, 2024
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Nouvelle espèce de dinosaure découverte au Maroc: ce qu'en dit le paléontologue Nour-Eddine Jalil

Découverte d’une nouvelle espèce de dinosaure au Maroc: ce qu’en dit Nour-Eddine Jalil, paléontologue




Une équipe de chercheurs internationaux vient de mettre en évidence la présence d’une nouvelle espèce de dinosaure au Maroc, une première en Afrique. Nour-Eddine Jalil, professeur au Museum national d’Histoire naturelle (MNHN) de Paris a participé à cette découverte. Il nous en parle.




Le fossile d’un dinosaure à bec de canard, aussi connu sous le nom de Ajnabia Odysseus, a été sorti de terre dans une mine située non loin de Casablanca au sein d’une couche géologique qui date de 66 millions d’années. Le paléontologue marocain Nour-Eddine Jalil, revient, dans cet entretien à la MAP, sur le caractère inédit de cette découverte, qui vient enrichir les connaissances sur la paléo-biodiversité et expliquer toute l’importance des données paléontologiques du Maroc.
C’est une sacrée découverte que l’équipe de paléontologues à laquelle vous appartenez, venez de faire. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Effectivement, il s’agit d’une belle et heureuse découverte qui a enrichi nos connaissances sur la paléobiodiversité et sur l’importance des données paléontologiques du Maroc.
Quand on parle de la richesse marocaine en phosphates, on évoque l’aspect économique et l’industrie chimique des phosphates. On évoque aussi les immenses réserves qui font de notre pays le leader mondial sur le marché du phosphate. Toutefois, il existe une autre richesse et une autre caractéristique des phosphates dont on ne parle que rarement, et qui est aussi très importante: celle que représentent les restes fossilisés de très nombreux organismes conservés dans les phosphates. Ajnabia fait partie de cette richesse.
La genèse des phosphates du Maroc a commencé il y a environ 72 millions d’années, vers la fin de l’époque géologique qu’on appelle le Crétacé. Elle a eu lieu dans une mer intérieure peu profonde qui recouvrait une partie du Nord du Maroc.




Cette mer regorgeait d’une vie foisonnante, illustrée aujourd’hui par la multitude et la grande diversité des fossiles des phosphates du Maroc. Plusieurs grands groupes taxonomiques sont aujourd’hui recensés dans les phosphates du Maroc: les requins et raies, extraordinairement abondants et diversifiés, des poissons osseux, des varanoïdes, des serpents, des mosasauridés, des crocodyliformes, des plésiosaures, des reptiles volants des ptérosaures, des dinosaures carnivores et herbivores, des oiseaux, des tortues et des mammifères.
Ces fossiles nous racontent une histoire longue d’environ 26 millions d’années, de la fin du Mésozoïque (ère de la vie moyenne) au début du Cénozoïque (ère de la vie récente). Ils offrent une des rares fenêtres sur une période-clé de l’histoire évolutive des vertébrés. Ils nous renseignent aussi sur deux crises biologiques majeures: la crise Crétacé – Tertiaire (C – T) qui a vu la disparition des dinosaures (non-volants), des ptérosaures et des grands reptiles marins, et l’émergence des mammifères et la crise du Paléocène – Eocène qui a vu la disparition des mammifères placentaires archaïques et leur remplacement par les ordres modernes. Ajnabia fait partie des dinosaures les plus récents connus, pas loin de la chute d’une météorite qui a sonné le glas pour les dinosaures.




Comment avez-vous mis à jour cette découverte et qu’apporte-t-elle de nouveau aux connaissances paléontologiques sur les dinosaures?
Tout est parti de la découverte de deux fragments de mâchoires, dont une, la supérieure, porte encore ses dents. Des caractères distinctifs au niveau des dents et des mâchoires ont montré qu’elles appartenaient aux Hadrosaures, plus communément appelés les dinosaures à bec de canard, et plus particulièrement à une sous-famille, les Lambeosaurinés, caractérisée par des crêtes osseuses de diverses formes sur le sommet de leurs crânes. La comparaison avec les autres Lambéosaurinés a conduit à la conclusion qu’il s’agit d’une nouvelle espèce, que nous avons nommée Ajnabia odysseus.
Les dinosaures à becs de canard sont surtout connus en Amérique du Nord et se sont répandus en Amérique du Sud, en Asie et en Europe. A l’époque l’Afrique était un continent insulaire séparé des autres continents par de vastes océans. Avant la découverte d’Ajnabia, il était inimaginable que des «becs de canard» se retrouvent en Afrique. Elle avait sa propre faune qui traduit son histoire géologique. C’est un peu comme l’Australie dont la faune très particulière trouve son explication en grande partie dans sa nature insulaire et son grand isolement géographique. Les marsupiaux, un groupe de mammifères, dont les petits sont portés dans une poche marsupiale (marsupium), comme les kangourous, les opossums et les koalas, occupent plusieurs niches écologiques qui, sur les autres continents, sont occupées par les mammifères placentaires.




L’analyse de la distribution biogéographique des dinosaures à bec de canard a montré que les Lambéosaurinés avaient évolué en Amérique du Nord, puis se sont répandus en empruntant un pont terrestre vers l’Asie. De là, ils ont colonisé l’Europe, et enfin l’Afrique. Vu le contexte paléogéographique de l’époque, les becs de canard ont dû traverser des centaines de kilomètres, dérivant sur des îles flottantes faites débris de bois, ou nageant pour coloniser le continent africain. Ils étaient probablement de bons nageurs comme le laissent supposer leurs grandes queues et leurs pattes puissantes. C’est en référence à cet exploit que ce dinosaure est nommé «Ajnabia odysseus», Ajnabi étant en arabe «étranger», et odysseus renvoie au célèbre voyageur marin de la mythologie grecque.
Les restes d’Ajnabia défient les règles de la distribution des faunes terrestres. Ils montrent que les mers séparant l’Europe de l’Afrique n’étaient pas si infranchissables qu’on le pensait, au moins ne le furent-elles pas pour les ancêtres d’Ajnabia.
En plus de ce scénario évolutif et de la réécriture de l’histoire biogéographique d’un groupe de dinosaures emblématique, tels les hadrosaures, Ajnabia vient améliorer nos connaissances sur la paléobiodiversité des dinosaures et enrichit d’un nouveau membre le paléobestiaire du Maroc.




Avec cette découverte, l’Afrique confirme encore une fois qu’elle détient bien des secrets sur l’origine de la vie sur terre, et nos origines…
Les fossiles sont la mémoire de la Terre, ils sont autant de témoins pour reconstituer l’histoire de la vie. Un fossile, indépendamment de son origine géographique, nous renseigne sur l’histoire géologique de la région où il est trouvé et, par ses caractéristiques morphologiques, sur sa propre histoire et celle de sa lignée. Excepté, peut-être, en Afrique du Sud, les sciences africaines n’ont pas la longue tradition de recherches paléontologiques, de collecte de fossiles et de muséologie qui caractérise l’Amérique du Nord et beaucoup de pays européens et asiatiques.
Tout ce qu’on pourrait trouver sur la terre africaine pourrait constituer un éclairage nouveau sur nos connaissances. C’est comme si nous avions un grand livre racontant une belle histoire et dont les innombrables pages et lettres manquantes sont à trouver sur la terre africaine.
Au fil des découvertes et au fur et à mesure que les fossiles d’Afrique nous livrent leurs secrets, bien des scénarios sur l’évolution de la vie sur terre se dessinent. L’exemple le plus frappant que je pourrai citer ici, car il nous concerne directement, est la découverte en 2017 de restes d’hommes fossiles qui sont de Jebel Irhoud (région de Safi), le site d’hominidés le plus ancien et le plus riche d’Afrique de l’Age de Pierre, qui documente sur les premiers stades de l’évolution de notre propre espèce, Homo sapiens.
Cette étude a aussi montré que les processus évolutifs derrière l’émergence d’Homo sapiens ont impliqué l’ensemble du continent africain. D’autres fossiles dans d’autres régions du Maroc nous permettent d’aller plus profondément dans les temps géologiques, documentant et illustrant les étapes majeures de l’évolution de la vie sur Terre.




Des chercheurs de plusieurs nationalités y compris des Marocains ont participé à cette découverte. Pouvez-vous nous en dire plus?
Il y a eu le Dr. Nicholas R. Longrich de l’Université de Bath (Premier auteur), le Dr. Xabier Pereda Suberbiola de l’Université du Pays Basque UVP / EHU (Espagne), le Dr. R. Alexander Pyron de l’Université George Washington (USA), et moi-même, Professeur au Museum National d’Histoire naturelle à Paris, et chercheur associé au Museum d’Histoire naturelle de Marrakech et du Département de Géologie de la FSSM (Université Cadi ayyad -je reste fidèle à mon premier amour, malgré mes responsabilités au MNHN). J’ai gardé mes projets de recherche au Maroc et je continue de gérer la collection paléontologique que j’ai constituée et qui est déposée au Museum d’Histoire naturelle de Marrakech de l’Université Cadi Ayyad.
Souvent, et après chacune de nos découvertes paléontologiques, nous associons à nos études des spécialistes pour l’approche la plus complète et parfois pluridisciplinaire de notre étude. Le Dr. Nicholas R. Longrich de l’Université de Bath (Premier auteur) est à l’origine du financement qui a permis cette étude. Nous avons associé à cette étude le Dr. Xabier Pereda Suberbiola, spécialiste des dinosaures, qui a déjà publié sur les dinosaures hadrosaures d’Espagne et sur les dinosaures des phosphates du Maroc. Le Dr. R. Alexander Pyron est ce qu’on pourrait appeler un biologiste statisticien, ses recherches portent les méthodes théoriques et appliquées en phylogénétique statistique. Son expertise fut précieuse dans l’analyse de la distribution géographique des dinosaures.




Récemment, la France a restitué au Maroc pas moins de 25.000 pièces préhistoriques rares. Cette restitution jette à nouveau la lumière sur la question du pillage archéologique et paléontologique, un phénomène mondial qui prend de l’ampleur ces dernières années. Comment les pays concernés peuvent-ils s’armer contre ce fléau?
Effectivement, les autorités françaises ont restitué au Maroc un lot d’objets archéologiques et paléontologiques: 24.459 objets pour un poids de plus de 2,9 tonnes, de quoi remplir un musée. Notre amère et triste réalité, c’est surtout qu’il ne s’agit là «que» des objets de trois saisies effectuées entre 2005 et 2006, une minuscule fraction de la partie immergée de l’iceberg.
Le pillage du patrimoine paléontologique et archéologique marocain n’a pas cessé depuis, au contraire, il va crescendo. Le pire dans tout cela, c’est que chaque objet paléontologique ou archéologique sorti de son contexte naturel perd sa mémoire.
À mon avis, la solution n’est pas dans l’interdiction. Il faudrait construire des musées, constituer des collections de référence et accompagner toute cette population qui vit du commerce de fossiles, les aider à faire de ce patrimoine une source de développement durable, les aider à vivre des ressources fossilifères de leur terre, sans l’appauvrir.