Le «Plaidoyer pour les arabes» de Fouad Laroui
Dans son «plaidoyer pour les arabes», Fouad Laroui souligne une lacune dans l’histoire universelle de la pensée
Dans son nouvel essai à paraître le 5 mai, Fouad Laroui, à la fois drôle et érudit, restitue aux Arabes leur place dans l’histoire universelle. Une place largement tronquée en Occident. Vertigineux.
Avec Plaidoyer pour les Arabes, Fouad Laroui remonte le temps, à la rencontre de savants qui ont participé à l’histoire des idées pour aujourd’hui en être bannis. Avec le style enlevé qu’on lui connaît, l’auteur plaide pour une réintégration des Arabes dans l’histoire universelle de la pensée.
Un plaidoyer aussi rigoureux que savoureux. «Il y a de quoi être excédé quand on est pris entre deux feux, tous les jours, depuis des décennies: d’un côté le racisme et l’ignorance et ceux qui confondent “Arabe“ et “islamiste“; de l’autre, certains Arabes, qui leur facilitent la tâche, par leur esprit borné ou leur fanatisme religieux».
C’est de cette exaspération que va naître, chez Fouad Laroui, le besoin de retraverser l’histoire des idées pour excaver la pensée arabe de la nuit à laquelle on l’a condamnée et lui redonner sa juste place dans l’Histoire universelle.
«Plaidoyer pour les Arabes», ou le percutant argumentaire de Fouad Laroui contre l’ignorance et l’oubli, souvent orchestré, plus assimilable à une forme de négationnisme qu’à une amnésie.
À une forme de colonialisme qui tait l’apport de la pensée arabe pour entretenir l’illusion d’une pseudo-suprématie occidentale des idées, nourrie et légitimée par «certains Arabes» qui apportent de l’eau au moulin du déni et de la haine.
Il est donc temps de remettre les pendules à l’heure et de rendre à Ibn Khaldun, Ibn Roshd, Ibn Tofayl, Ibn Arabi, Ibn-Al Nâfis, Abu Al-Qacim Zharawi (Abulcasis) et Abou Marwan Ibn Zohr (Avenzoar), Ibn El Haytham Ghazali, Jahiz, Tariq Ibn Qurra, Al-Battani, la place qui leur est due dans l’histoire de la pensée humaine en tant que précurseurs dans des domaines aussi variés que la sociologie, la science, la médecine, l’astronomie, la philosophie…
Et le moment est opportun. Ce livre, il fallait l’écrire maintenant, «parce qu’il y a un mouvement, plutôt un frémissement, en Europe (…) en faveur de la prise en compte des Arabes et de leur langue».
Nul besoin de dire que ce timide «mouvement» se heurte à de violentes résistances car, pour certains, «“ces gens-là, Monsieur“, n’ont rien à voir avec nous».
Et il n’est pas question d’«imposer la langue du Coran à tous les petits Français». Telles furent en France, en octobre 2020, les réactions au “Discours contre le séparatisme“ du président Emmanuel Macron.
Or, les craintes de ceux qui refusent le dialogue pour des raisons irrationnelles de protectionnisme farouche, culturel et racial, ou plus précisément raciste, ne sont pas fondées.
Car, «la question n’est pas tant celle de la langue que de celle dont on raconte l’Histoire, l’Histoire en général, celle de la philosophie, celle des sciences…», souligne Fouad Laroui.
Il n’est pas question d’introduire une langue sacrée dans les écoles, mais une langue profane, ajoute-t-il, langue «qui a produit de la poésie irrévérencieuse, de la science, de la philosophie de haute tenue». Il s’agit, en somme, d’inscrire l’apport des Arabes dans l’Histoire universelle des idées. Et ce n’est pas une mince affaire.
L’Europe, ou le monopole de la raison
L’auteur, dont on retrouve ci et là, dans cet ouvrage après lequel nul ne pourra dire qu’il ne savait pas, cet humour subtil qui lui est propre et marque les consciences dans la mise à nu de l’absurde, donne ainsi l’exemple de cet animateur anglais de télévision, Robert Kilroy-Silk, qui se hasarda à rédiger un article, qui lui coûtera d’ailleurs son poste à la BBC, sous l’intitulé: «Nous ne devons rien aux Arabes».
À cet article, certains répondront par l’indignation, d’autres par des messages mesurés et érudits destinés à lui prouver l’immensité abyssale de son ignorance en démontrant l’immense apport des Arabes, à travers le temps, à la pensée universelle.
Si Fouad Laroui reprend cet incident sous une forme anecdotique, il n’en reste pas moins, et surtout, révélateur de l’ignorance ambiante et du mépris affiché de tout ce qui touche à la culture arabe.
Car «les exemples sont légion», affirme l’auteur, qui se souvient avoir épluché Les cent grandes citations expliquées de Paul Désalmand et Philippe Forrest.
Elles prétendent regrouper dans cet ouvrage des «phrases choisies (…) que tout le monde connaît», ce à quoi Fouad Laroui répond avec ironie qu’«il s’est drôlement rétréci, le monde».
En effet, parmi ces phrases choisies, on trouve six citations de Sartre, érigé au rang de symbole de la pensée universelle; succède, au coude à coude, à cet athée que fut Jean-Paul Sartre, «le catholique intégriste» et néanmoins génie scientifique, il faut le reconnaître, Pascal, cité par cinq fois.
Et Fouad Laroui de faire remarquer que «ce duo improbable fournit 11% de la pensée humaine». Avec Rivarol, Valéry et Gide, cités trois fois chacun, ils formeront, à eux cinq, 20% de la pensée universelle. Ajoutons Boileau, Baudelaire, Huysmans, Proust, Malraux, de Beauvoir, etc., et le taux grimpe à un tiers.
À côté de ces Parisiens, de prestigieux provinciaux font une percée ci et là. On retrouve ainsi Montesquieu, Montaigne, Stendhal… Parmi les intellectuels français, des philosophes allemands (Kant, Hegel, Nietzsche) et de grands noms anglais (Bacon, Hobbes, Shakespeare) «en compagnie d’un amusant Irlandais nommé Oscar Wilde.
Descartes envoie de sa lointaine Hollande son Cogito (…). Dante représente à lui seul tout le club méditerranéen». Autant dire que l’univers de la pensée est surtout européen, avec une petite part concédée aux Américains.
Un rescapé, cependant, dans ce temple gardé de la pensée suprématiste occidentale: Léopold Sédar Senghor, représenté cependant par son aphorisme le plus choquant, le plus discutable, le plus «détestable»: «L’émotion est nègre comme la Raison est Héllène».
«On croit rêver. “La raison est Héllène“ –elle appartient donc à l’Europe Hellénisée. Faire le choix, parmi mille autre possibilités, de cette incongruité de Senghor, revient à dire que la seule chose qui ait été pensée hors d’Europe, c’est que l’on ne peut penser hors d’Europe».
«Vertigineux», conclut l’auteur. Et non, ce n’est pas une mince affaire de retraverser la pensée humaine pour combler les blancs d’une histoire lacunaire, où se fait criante l’occultation de l’apport de la pensée arabe, où «la raison est Héllène» et le reste déraison, confusion, expression déstructurée gérée par l’émotion.
Pour une Histoire universelle de la pensée
Fouad Laroui dit s’être donné trois objectifs dans l’écriture de son Plaidoyer pour les Arabes: tout d’abord, il s’agit de «dénoncer le rejet et la détestation auxquels ils sont en butte au quotidien en montrant l’ignorance et la mauvaise foi qui les motivent»;
il s’agit, par ailleurs, de poser les fondations d’une Renaissance arabe «par le rejet de la bigoterie et l’ouverture aux sciences»; et il s’agit, surtout, de restituer aux Arabes leur place dans l’Histoire universelle, largement tronquée en Occident.
C’est une démarche aussi judicieuse que passionnante que va adopter Fouad Laroui qui, retraversant son parcours au lycée Lyautey, ses propres lectures, les postures de grands noms de la sociologie, des sciences ou de la médecine, son propre parcours, aussi, de professeur, va mettre en exergue les manquements de l’histoire et du discours intellectuel qui la fonde pour faire ressurgir, dans les trous qui la jalonnent, les grands penseurs du monde arabe, des précurseurs comme Ibn Khaldoun dont on ne peut se permettre de faire abstraction de l’apport dans le domaine de la sociologie.
Et pourtant, il est souvent le grand absent des travaux et conférences de ceux que Fouad Laroui qualifient de «mandarins» de la sociologie, ces grands noms tels Alain Touraine ou Emmanuel Le Roy Ladurie qui font l’impasse –ignorance, encore, ou mauvaise foi?–, dans leurs réflexions, sur le grand savant arabe lorsque, en 1377, Ibn Khaldoun avait déjà «annoncé l’avènement d’une nouvelle science, “Ilm al-ijtimaâ“, soit la science de la société.
Touraine fait le tour du monde européen pour expliquer les principes de la sociologie sans s’arrêter sur celui qui en a posé les principes fondateurs.
Emmanuel Le Roy Ladurie se penche sur la notion d’esprit de corps sans jamais évoquer non plus Ibn Khaldoun et sa “asabiyya“ (esprit de corps). Et nous sommes là face à des docteurs honoris causa de quinze universités pour l’un, et seize pour l’autre.
De même pour Ibn Tofayl (1105-1185, médecin du calife almohade à Marrakech) dont Fouad Laroui, invité en 2008 à l’Hôtel de ville d’Amsterdam, démontrera l’ascendant intellectuel sur Spinoza (1632-1677) qui s’inspirera de lui cinq siècles plus tard.
Il créa, ce faisant, la surprise, et ce même auprès du président de l’Académie des sciences des Pays-Bas, Frits van Oostrom, qu’il renvoya à la traduction en néerlandais, par Johannes Bouwmeester et sur la demande de Spinoza lui-même, du roman philosophique Hayy Ibn Yaqzàn d’Ibn Tofayl.
Or, ce sont ces liens, ces ponts, ces échanges entre penseurs qui se reconnaissent, par-delà les siècles qui les séparent, qui intéressent Fouad Laroui. Cette «intrication des peuples, des cultures, des religions», «facteur d’unification de l’espèce humaine» ou, du moins, de «dialogue fructueux entre ‘civilisations’».
Il donne encore notamment pour exemple l’herbier de Dioscoride dont un exemplaire en grec ancien fut offert, en l’an 948, par l’empereur de Constantinople au calife ‘abd ar-Rahman III, qui le fera traduire.
Envoyé par l’empereur, un moine, qui sera assisté d’un médecin juif, viendra aider des Arabes à pénétrer le secret de cet herbier médicinal. «De nouveau les trois religions œuvrant pour le bien commun», dit Fouad Laroui.
D’ailleurs, ajoute-t-il, «la traduction de l’herbier de Dioscoride lança l’étude de la botanique en Al-Andalus qui culmina avec Ibn Al Baitar et son Livre des Médicaments et des Aliments simples, une «pharmacopée qui sera traduite et utilisée durant tout le Moyen Âge».
Il donne, de même, l’exemple de Féline, polytechnicien venu par deux fois au Maroc en 1908 et 1914 avant de s’y installer et auteur du «Dialogue entre un Français et un Marocain».
Son ami Paul Valéry parlera de lui en ces termes dans ses Regards sur le Monde actuel: «il a (…) passionnément cherché à instituer un commerce d’idées, de formes, de valeurs esthétiques avec les artistes et les amateurs indigènes.
Il a étudié dans le détail les compositions de rythmes complexes qui dominent dans leur musique et qui sont curieusement proches de l’arabesque, création étonnante du génie de l’islam, instruit par la géométrie des grecs (…).» Et c’est ce «commerce d’idées, de formes et de valeurs» que défend Fouad Laroui, pour une pensée universelle et la reconnaissance de l’apport des Arabes à cette pensée.
Par-delà le déni qui frappe aujourd’hui les penseurs arabes, cette reconnaissance a eu lieu, parfois, au gré de quelques parenthèses opérées dans le temps. Au XVIIe siècle notamment, rapporte Fouad Laroui, «une poignée de voyageurs, quelques érudits, des professeurs (…) commencèrent à les voir sous un jour nouveau».
«En vérité (…), leur civilisation était admirable; après que la barbarie eut recouvert le monde, qui a maintenu les droits de la pensée et de la culture? Les Arabes…», dira Paul Hazard.
Après Juan Andrès (1740-1817, jésuite, savant) qui écrira qu’«on doit à la littérature arabe la restauration des études sérieuses en Europe», Gustave Le Bon renchérira, plus tard, en 1884, affirmant qu’«au point de vue des civilisations, bien peu de peuples ont dépassé les Arabes».
Même Nietzsche, rappelle Fouad Laroui, avait regretté que le monde occidental fût privé de ce que Lévi-Provençal avait qualifié d’esthétique nouvelle de la vie»: «le christianisme nous a frustrés de la moisson de la culture antique et, plus tard, il nous a encore frustrés de celle de la culture islamique», écrira-t-il ainsi dans L’Antéchrist.
Du lycéen au professeur: cheminement vers une prise de conscience
C’est au gré de ses lectures, de ses études, de ses recherches, que Fouad Laroui réinterrogera l’enseignement qu’il reçut au lycée Lyautey, à Casablanca.
Un enseignement où la pensée arabe était absente de l’histoire des idées. Il y a eu «le miracle Grec», puis «un millénaire d’abrutissement général, le Moyen Age (…).
Et soudain un nouveau miracle: la Renaissance!» Or, ce «millénaire d’abrutissement général», apprendra plus tard Fouad Laroui, «fut un siècle des lumières de Bagdad à Cordoue. La philosophie, les sciences, les techniques se développaient là-bas».
L’auteur se rappelle, de même, d’un professeur de sciences naturelles qui leur avait parlé de la découverte de la circulation du sang par William Harvey, en 1628, sans se douter qu’un Syrien du nom d’Ibn Al-Nâfis avait déjà, au XIIIe siècle, posé ce postulat.
Un professeur leur avait encore parlé de Crawford Long comme de l’inventeur de l’anesthésie en 1842, sans évoquer ses prédécesseurs arabes, Abu al-Qasim Zahrawi (Abulcasis) et Marwan Ibn Zohr (Avenzoar), qui avaient eu recours à l’anesthésie dans des opérations chirurgicales six siècles plus tôt. Des héros de jeunesse de l’auteur s’en trouvent même destitués de la fascination qu’il leur portait.
Ainsi en fut-il de Newton et de sa découverte, au XVIIe siècle, de la lumière blanche comme étant composée des couleurs de l’arc-en-ciel. Or, Newton n’avait rien découvert puisque, dans son Optique, Ibn al-Haytham, natif de Bassora, avait déjà démontré cela au XIe siècle.
Fouad Laroui déploie multitudes d’exemples, mettant Leibnitz face à Ghazali, Darwin face à Jâhiz, et rêvant du jour où enfin, dans ce lycée français du Maroc, les professeurs feraient le lien, dans leur enseignement, avec la pensée arabe.
L’ignorance: un instrument idéologique
Nous en revenons, à ce stade de l’analyse du Plaidoyer pour les Arabes de Fouad Laroui, à ce que l’auteur disait, au début de son argumentaire, du racisme et de l’ignorance des uns, et du fanatisme destructeur de certains autres qui nourrissent l’ignorance.
L’exemple que donne Fouad Laroui d’Al Biruni, qui a calculé la circonférence de la terre six siècles avant que cela ne se fasse en Europe, est à ce propos édifiant.
Non seulement son apport à la science et à la pensée universelle est occulté par le monde occidental, mais les Arabes eux-mêmes verront en lui un hérétique: «les extrémistes religieux vont traiter la science d’athée et lui reprocher de dévier le peuple du Droit Chemin et ils vont faire cela pour que les gens restent dans leur état d’ignorance».
Ces mots, écrit il y a mille ans, sont d’une terrible actualité: «on dirait qu’Al Biruni parle des islamistes les plus bornés d’aujourd’hui», écrit ainsi Fouad Laroui.
Et il n’y a pas besoin d’en arriver à l’islamisme pour être confronté, même dans le milieu intellectuel, à des croyances ou superstitions où le religieux vient, de façon incongrue, prendre le pas sur le raisonnement scientifique, quand il ne va pas jusqu’à nier sa nécessité.
Fouad Laroui évoque ainsi l’anecdote de la soutenance de thèse du célèbre philosophe marocain Abed Al Jabri, durant laquelle éclata, soudain, un orage.
Et, alors qu’il venait d’argumenter, des heures durant, sur «l’esprit ‘scientifique’ d’Ibn Khaldoun et Ibn Roshd, Al Jabri fut félicité non pour son travail mais pour, pourrait-on dire, la «baraka» de cette pluie que sa soutenance semblait avoir provoquée.
Une anecdote. Mais, encore une fois, une anecdote édifiante qui fait dire à Fouad Laroui que les Arabes et musulmans ont un effort à faire et que réciter le Ya-latif n’empêche pas le raisonnement scientifique, que l’on peut concilier prière et laboratoire.
Il y aurait donc des efforts à faire des deux côtés pour un même récit du monde, dans la prise de conscience des dialogues et «filiations» qui se sont opérés, à travers les siècles, entre les philosophes, les poètes, les scientifiques qui semblent se répondre à travers terres et temps.
Des efforts à faire des deux côtés pour cesser d’entretenir l’ignorance et construire une même histoire des idées. «D’un côté, il faut accueillir les Arabes dans le récit européen; de l’autre, il leur faut rattraper les siècles perdus, moderniser la langue, s’ouvrir au baudelairien déroulement infini de la ‘mer des sciences’.»
Pour sortir des clivages et du déni. Pour penser un Tout-monde, comme dirait Edouard Glissant, un Tout-monde de la pensée humaine, dans les filiations d’idées qui se font écho et se nourrissent les unes des autres.
Car, pour reprendre encore Edouard Glissant, «la racine unique est celle qui tue autour d’elle alors que le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres racine».